Le Sénégal s’est doté en 2010 d’une loi sur la parité qui a permis, au fil des ans, une augmentation de la proportion de femmes au sein du Parlement. Cependant, ce sont les hommes qui demeurent à l’avant de la scène dans le paysage politique, constatent des experts de la question. Une candidature à la présidentielle reste un chemin escarpé pour les femmes. Peu s’y risquent, comme l’a fait Anta Babacar Ngom pour le scrutin de 2024.
C’était la première fois qu’Anta Babacar Ngom, entrepreneuse, briguait les suffrages des Sénégalais pour le fauteuil présidentiel. Sur une liste définitive de 19 candidats, elle était la seule femme en compétition, soutenue par un mouvement de la société civile dit de l’Alternative pour la relève citoyenne (ARC) avec comme slogan : « Le temps de la relève est arrivé ! ».
À l’issue du scrutin du 24 mars 2024, cette cheffe d’une société spécialisée dans l’aviculture a obtenu 15 457 voix. Cela représente 0,34 % des suffrages valablement exprimés et lui vaut la treizième place, loin derrière le vainqueur de l’élection au premier tour, Bassirou Diomaye Faye (2 434 751 voix, 54,28 % du total), d’après les résultats officiels définitifs proclamés par le Conseil constitutionnel le 29 mars 2024.
« Bien que je n’aie pas été élue, mon dévouement pour notre pays reste intact », a commenté Anta Babacar Ngom dans une vidéo partagée notamment sur son compte Twitter, relevant que l’ARC a été créé huit mois avant la présidentielle et que ses responsables et militants ont parcouru le pays « de Kédougou à Saint-Louis, de Matam à Ziguinchor ».
Avant elle, quelques femmes ont été candidates à la direction du pays : Marième Wane Ly, une universitaire qui s’est retirée de la course avant le scrutin, en 2000 ; Amsatou Sow Sidibé, universitaire et Diouma Dieng Diakhaté, styliste, en 2012. Sans compter toutes celles dont les dossiers de candidature n’ont pas été validés en 2019 et en 2024. Aucune n’a encore réussi à atteindre le fauteuil présidentiel, qui a vu défiler cinq hommes de l’indépendance du Sénégal, en 1960, jusqu’à avril 2024.
« Nous avons un système politique dirigé par les hommes qui exclut les femmes » et les met « dans des positions de subalternes », note Hamidou Ba, professeur de sciences politiques et enseignant-chercheur sénégalais, estimant qu’en matière de postes ou places de chefs en politique, « le fait d’être une femme est un handicap » au Sénégal.
La sociologue sénégalaise Selly Ba, spécialisée dans les questions de genre, est du même avis. Pour elle, au Sénégal, « la République est construite à l’image du masculin et le système social est patriarcal ».
Pour être candidates à une élection présidentielle au Sénégal, les obstacles sont nombreux pour les femmes, à commencer par les croyances, les stéréotypes et le sexisme, si l’on se fonde sur les opinions exprimées par des citoyens interrogés au hasard ou sur les réseaux sociaux ou encore dans des médias.
Stéréotypes et sexisme
Depuis qu’elle a annoncé son intention de vouloir diriger le pays, Anta Babacar Ngom a eu droit à des surnoms et propos déplacés d’internautes, ou sexistes dans la presse. Certains l’ont assimilée à un « poussin », d’autres lui ont recommandé de se limiter à l’aviculture. « Pouvoir diriger une entreprise de poulets ne signifie pas pouvoir diriger un pays », a commenté un utilisateur du réseau social X (anciennement Twitter), alors que certains s’intéressaient plus à ses tenues qu’à son programme.
« La politique est un environnement viril. Or, la femme est douce, sensible et ne devrait ni hausser le ton ni diriger les hommes dans certaines croyances », avance Fatma Ndiaye, une mère de famille quinquagénaire et femme au foyer vivant à la Médina. Rappelant de vieux clichés qui plombent la percée des femmes et leur contribution dans les progrès de la société sénégalaise, elle ajoute que « dans notre société, les hommes prennent les décisions et les femmes acquiescent en signe d’approbation », soutient-elle.
L’homme représente le « kilifa », le guide ou celui qui représente l’autorité et, par « souci de fierté », les hommes ne laissent pas aux femmes la chance de devenir indépendantes et encore moins des cheffes de parti, dit encore cette Sénégalaise qui aimerait cependant voir une de ses concitoyennes à la tête du pays. selon elles, «les femmes comprennent mieux certaines réalités et sont compétentes, mais, actuellement force est de constater qu’elles restent affaiblies par le poids de la socialisation et des legs culturels ».
Dans un entretien avec la radio publique allemande Deutsche Welle (DW, La Voix de l’Allemagne) publié en janvier 2024, la députée sénégalaise Adji Mbergane Kanouté, vice-présidente de groupe parlementaire, déplorait également des pesanteurs socioculturelles qui ont souvent relégué la femme sénégalaise au second plan en politique. En dépit de ces poids sociaux et culturels, les femmes ayant exprimé l’intention d’être candidates et bien d’autres ont les compétences nécessaires pour diriger le pays.
« Il y a eu beaucoup d’avancées sous (la présidence de) Macky Sall », qui a dirigé le Sénégal de 2012 à mars 2024, et durant le mandat de son prédécesseur (2000-2012), « Abdoulaye Wade, qui ont nommé des femmes Premier ministre et à d’autres postes de hautes responsabilités. Il faut maintenant consolider ces acquis », a dit Mme Kanouté dans cet entretien avec DW diffusé quelques mois avant la présidentielle.
Loi sur la parité
En mars 2001, Abdoulaye Wade a nommé comme Premier ministre celle qui était jusqu’alors ministre de la Justice, Mame Madior Boye, première femme à ce poste dans l’histoire du Sénégal. Mme Boye a été cheffe du gouvernement jusqu’à novembre 2002.
La deuxième femme nommée Premier ministre au Sénégal l’a été durant la présidence de Macky Sall : Aminata Touré, qui était ministre de la Justice, a été désignée cheffe du gouvernement en septembre 2013 et elle a occupé ces fonctions moins d’un an (jusqu’à juillet 2014).
Entre ces deux nominations marquantes, le Sénégal s’est doté en 2005 d’une Stratégie nationale pour l’équité et l’égalité de genre (Sneeg, planifiée pour une décennie, actuellement dans sa deuxième phase) et en 2010 de la loi instituant « la parité absolue homme-femme ». Ces mesures ont suscité chez beaucoup de défenseurs des droits des femmes l’espoir de grandes avancées au féminin dans le domaine politique au Sénégal.
La loi sur la parité, votée le 14 mai 2010 et promulguée le 18 mai 2010, vaut pour « toutes les institutions totalement ou partiellement électives ». Le scrutin présidentiel – où il n’y a qu’une personne qui est candidate à la fois – ne figure pas sur la liste des élections citées par le décret d’application de la loi : élections locales, parlementaires ou du Conseil économique et social ainsi que les bureaux et commissions de ces institutions. Le même texte stipule que « pour chaque élection, les partis politiques, les coalitions de partis politiques et les listes de candidatures indépendantes ont l’obligation d’investir un nombre égal d’hommes et de femmes, toutes listes confondues ».
Plus de femmes à l’assemblée
En 2024, la parité n’est pas encore respectée à tous les niveaux (pour les élections locales, par exemple), mais la loi qui l’instaure a permis d’augmenter le nombre de femmes à l’Assemblée nationale, selon les observateurs : 64 femmes ont été élues parmi 150 députés en 2012. En 2017, elles étaient 69 sur 165 députés. Cinq ans plus tard, en 2022, il y eut 73 élues sur 165 députés.
Pour l’enseignant-chercheur Hamidou Ba, le rapport entre la femme et la politique est « assez compliqué » dans ce pays. Les hommes les excluent du champ politique, leur action est limitée au rassemblement et à l’animation lors des campagnes électorales, leur présence sur le devant de la scène a pour seul but de promouvoir la politique de l’homme mais rarement la leur, poursuit-il. Elles restent encore derrière un rideau de la perception selon laquelle elles font « partie du maillon faible » – d’autres diraient « sexe faible » – et tributaires de l’ego masculin, qui leur refuse le leadership.
Au Sénégal, « pour arriver franchement à élire une femme présidente de la République, il nous faudrait plus de solidarité entre les femmes, parce que les hommes ne nous facilitent pas la tâche », a estimé la députée Adji Mbergane Kanouté dans son entretien avec la Deutsche Welle.
D’après Hamidou Ba, une des solutions à l’exclusion des femmes des instances du pouvoir est l’éducation. Dans des systèmes de gouvernance centrés sur les élections, c’est l’électorat qui a le pouvoir de décider. Or, cet électorat est quelques fois peu alphabétisé et dénué d’enseignement au respect de l’autre et de la différence. L’éducation peut permettre de « montrer aux gens que le cerveau et la compétence n’ont pas de sexe », défend-il.
Comment changer les choses ?
Mais l’accès à l’éducation n’est pas encore généralisé dans le pays, et il est marqué par des disparités.
Les derniers chiffres disponibles dans ce domaine sur le site de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie font état d’un taux brut de scolarisation globale de 52,9 % à l’échelle nationale en 2011) et d’un taux d’alphabétisation général de 63,1 % dans le pays en 2018-2019.
Dans un bulletin publié en octobre 2023 ONU-Femmes, qui promeut l’égalité des sexes, a évoqué un tableau moins défavorable aux filles au Sénégal en se fondant sur des chiffres 2022.
« L’analyse des indicateurs d’accès à l’éducation selon le sexe montre qu’en général, les filles sont mieux représentées que les garçons, du préscolaire au secondaire général », peut-on lire dans ce document, intitulé « Bulletin statistique sur l’accès différentiel à l’éducation des filles et des garçons au Sénégal ». « Toutefois, aux examens de fin de cycle, les résultats sont toujours en faveur des garçons avec un écart important de l’ordre de 5 points de pourcentage, en moyenne », d’après le bulletin, recommandant des études qualitatives sur « cette contre-performance notée chez les filles dans la transition d’un cycle à un autre ».
« Il faut que la question de l’égalité homme-femme soit inscrite dans les piliers de la démocratie » pour que les femmes ne soient pas défavorisées dans la politique, estime la sociologue Selly Ba. Autant que la liberté d’expression ou encore le droit de vote, l’égalité homme-femme doit être un fondement de la démocratie, explique-t-elle.
Et pour que les choses changent dans la société, suggère-t-elle, au-delà des textes de loi, il faudrait mettre en place des programmes dans les écoles pour intégrer la question de l’égalité homme-femme ainsi que dans les créations dans le domaine du divertissement, incluant les productions audiovisuelles, les films et séries télévisées notamment.
Ndèye Gnagna GUÈYE