Avec la pandémie de Covid-19, les Sénégalais ont adopté de nouvelles habitudes de consommation. Les entreprises et particuliers font beaucoup recours aux services de livraison pour éviter les déplacements. Cette situation a permis à certaines entreprises de livraison d’accroitre leurs chiffres d’affaires. Mais la Covid-19 n’a pas été favorable à tous les services de livraison. C’est le cas notamment des livreurs indépendants qui pour la plupart, travaillent de manière informelle avec beaucoup de contraintes.
Bacary Ndiaye, la trentaine, est un livreur indépendant qui a démarré ses activités bien avant la Covid. Rencontré au rond-point de la Cité Keur Gorgui, un des nouveaux quartiers d’affaires de Dakar, il dit avoir plus de quatre ans d’expérience dans le domaine de la livraison. Sur sa moto de marque Piaggio, il fait constamment des allers-retours dans la ville de Dakar.
« Au début du Covid, c’était assez compliqué. On s’est adapté mais il y a eu beaucoup de problèmes à cause de la concurrence. Vous savez, beaucoup de gens sont devenus livreurs avec la pandémie », regrette-t-il.
Bacary n’est pas le seul à se plaindre des effets négatifs de la pandémie sur son travail. Elhadj Diop, lui se plaint plutôt des tracasseries policières. Propriétaire d’une agence multiservice à Keur Massar, il a acheté deux motos avec l’arrivée de la pandémie et sauté sur l’occasion, vu que les services de livraison marchaient bien pendant cette période. « Parfois la moto est arrêtée par les policiers, on est obligé de payer 6000 FCFA d’amende. Tout notre bénéfice est utilisé pour la récupération des motos », confie-t-il avec désolation. Des tentatives pour avoir une réponse et des explications de la police à ces accusations sont restées vaines.
Des jeunes comme Bacary et Elhadj se comptent aujourd’hui par centaines, voire par milliers à Dakar. Si le confinement a plombé beaucoup de secteurs d’activités, il a fait exploser les services de livraison. Dans un pays où le taux de chômage des personnes âgées de 15 ans ou plus se situe à 16,9 % au quatrième trimestre de 2019, selon l’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD), beaucoup de jeunes, les plus actifs dans ce secteur, ont trouvé dans l’activité de livraison un palliatif au chômage, et s’y sont lancés. Ils s’y activent à titre personnel et ne ressentent pas le besoin de suivre les démarches pour se formaliser. Ou alors ils n’en ont pas les moyens.
Plusieurs parmi eux, font la livraison sans s’être enregistrés nulle part, ignorant même qu’il y a une autorité chargée de réguler le secteur de la livraison. « Je ne savais même pas qu’il y a une autorité qui gère les livraisons. A mon avis, ce n’est pas important, moi je travaille et c’est ce qui compte », se justifie Bacary Ndiaye.
Dans le code des postes du Sénégal, il est pourtant clairement indiqué que l’exercice de l’activité postale, donc la livraison, n’est possible qu’après l’obtention d’une licence d’exploitation de courrier, délivrée par l’autorité compétente. C’est l’ARTP (Autorité de régulation des télécommunications et des postes) qui est chargée d’attribuer ces licences pour la pratique de services postaux. Des sanctions sont même prévues pour les contrevenants. L’article 43 du code des postes indique que « quiconque exerce l’activité postale sans avoir préalablement obtenu une licence est puni d’une amende de dix (10) à trente (30) millions de francs et d’un emprisonnement de deux (2) mois à trois (3) ans, ou l’une de ces deux peines seulement ».
Activités informelles
De même qu’ils n’ont pas enregistré l’activité de livraison qu’ils mènent auprès d’une quelconque autorité, certains parmi les livreurs ne prennent pas non plus la peine d’immatriculer les motos qu’ils utilisent au niveau des services du ministère des transports, comme le prévoit la loi.
D’ailleurs, face au nombre élevé de vélomoteurs et de motocycles non immatriculés circulant dans la ville de Dakar et à l’intérieur du pays, le ministère des infrastructures, des transports terrestres et du désenclavement, a publié un communiqué le 9 Juillet 2021, dans lequel il annonce une opération d’immatriculation gratuite des deux roues motorisées. D’après le communiqué, la non immatriculation de ces motos « est une source d’insécurité publique du fait que les propriétaires dédits véhicules ne sont pas identifiables. De surcroit, ils sont souvent à l’origine d’accidents de la route ».
Pour s’expliquer, les jeunes livreurs citent, entre autres, les coûts, les lourdeurs et lenteurs bureaucratiques, comme principaux obstacles au maintien de leur activité dans l’informel.
« Me formaliser carrément, avec des papiers et tout, parfois j’y pense. Mais les démarches sont compliquées et demandent d’avoir assez d’argent », argumente Ousmane Sène, livreur habitant au Point E, un des vieux quartiers résidentiels de Dakar, qui travaille pour son propre compte. « Personnellement, le communiqué concernant l’immatriculation gratuite là, je ne l’ai su que tardivement », renchérit-il. Pourtant, le communiqué indique clairement que la fin de l’opération d’immatriculation gratuite est prévue pour le 31 Janvier 2022.
Fautes de statistiques officielles ou d’études rendues publiques, il est difficile de mesurer de manière chiffrée l’impact de l’activité de ces jeunes sur l’économie ou l’emploi dans le contexte de la pandémie, encore moins le nombre de motos utilisé par les « livreurs ». Néanmoins, selon l’ANSD les motocycles constituaient déjà 7 % du parc automobile du Sénégal en 2018.
Secteur en plein essor
Bien avant l’arrivée du Covid 19 au Sénégal, les services de livraison par des jeunes du secteur informel connaissait déjà un certain succès. Avec le développement de la vente en ligne, les clients se font souvent livrer leur commande. Mais en raison de la nature informelle de leur activité, il est difficile d’en cerner tous les contours et surtout d’en déterminer le poids réel dans l’économie du pays.
« J’ai travaillé avec des entreprises de livraison et des livreurs indépendants, surtout pendant la Covid vu que les clients ne pouvaient pas toujours se déplacer », affirme Aminata Dramé commerçante établie à Yeumbeul, dans la banlieue dakaroise, où elle vend des produits cosmétiques.
Aucun doute là-dessus, la pandémie a été une opportunité pour certains qui y ont trouvé une manière de se créer un emploi. Pour endiguer la progression de la maladie, le président de la République Macky Sall a décrété le 23 mars 2020 l’état d’urgence, assorti d’un couvre-feu et des mesures de confinement. Ces décisions ont eu un impact sur l’économie mais particulièrement sur les livreurs informels.
« Les mesures que l’Etat avait prises, notamment le couvre-feu, ont rendu notre travail assez périlleux. Parfois, nous livrons vers 19h ou 20h, et nous travaillions sous pression », explique Benoit Bass, étudiant en Master à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Il s’est converti en livreur après l’annonce de la fermeture des universités à partir du lundi 16 Mars 2020. « Heureusement que je n’ai pas attrapé le virus, mais on est très exposé, on croise n’importe qui pendant nos journées de travail », a-t-il ajouté pour souligner le danger permanent qu’il courrait de choper le virus.
A l’opposé des livreurs indépendants du secteur informel, certaines entreprises ont profité de la crise sanitaire pour accroitre leur chiffre d’affaires. C’est le cas notamment des entreprises formellement établies comme Car Rapide Prestige. Dans un reportage de la BBC publié le 10 septembre 2020, la co-fondatrice Fatou Morgana DIOUF confiait que « vingt jours après l’apparition du premier cas, on a ressenti un boom au niveau de nos activités ». Cette tendance n’est pas générale car malgré la facilité de se lancer dans le secteur de la livraison, les jeunes qui s’y lancent de manière informelle sont confrontés à des difficultés.
Invisibles dans l’économie ?
Les résultats de l’enquête régionale intégrée sur l’emploi et le secteur informel publié en 2019 avait montré que 96,4 % des emplois au Sénégal sont générés par le secteur informel contre 3,6 % pour le secteur formel, selon l’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD), confirmant ainsi que l’emploi informel est prédominant dans l’économie sénégalaise.
Malgré cette domination du secteur informel dans la création d’emplois, les mesures de soutien et de relance de l’économie initiées par le gouvernement durant la période de Covid ont plus visé les acteurs du secteur formel.
« Le Sénégal a mis en place un Fonds de riposte et de solidarité traduit dans un programme de résilience économique et sociale malheureusement restreint aux entreprises et travailleurs formels », souligne une étude réalisée par le Bureau International du Travail (BIT) sur l’impact du Covid 19 sur l’économie informelle au Sénégal, publiée en Septembre 2020.
« Franchement, je n’ai pas reçu une subvention ni quoi que ce soit de l’Etat, alors que la pandémie a vraiment influé négativement sur mon travail. Peut-être aussi que c’est parce que nous n’avons pas de papiers », confie Ahmet Ly, livreur qui s’est reconverti après avoir perdu l’emploi qu’il occupait dans une société de bâtiments et de travaux publics.
« Les acteurs qui sont dans l’informel, doivent essayer de se formaliser pour être plus identifiables car une entreprise, une unité de production qui veut évoluer doit chercher à se formaliser », souligne l’économiste Ismaila Sangharé avant d’expliquer la difficulté pour des acteurs non identifiés de bénéficier d’une subvention de l’Etat. Par ailleurs, explique-t-il, les grandes entreprises préfèrent travailler avec des entreprises formelles. Cela est encore plus vrai dans le contexte de la pandémie.
Par Abdoulaye Wade, Malisia Mendy, Licence 1, Hadjara Doulla, Licence 2